Cet article m’est inspiré par la décision de Sébastien Bazin, le PDG du Groupe Hôtelier Accor, de créer un « Shadow Comex », soit un Comité Exécutif parallèle. Ce Comité Exécutif « fantôme » se compose de 11 membres que Sébastien Bazin a sélectionnés à partir d’une liste de 24 jeunes collaborateurs du Groupe, tous ayant moins de 35 ans.

Partant du constat qu’au moins 80% des décisions stratégiques du Groupe sont prises par des gens de plus de 50 ans alors que 80% des start-up sont créées par des moins de 35 ans, ce quinqua a décidé de « rajeunir » le processus de décision stratégique de son Groupe avec un « Shadow Comex » inspiré de la tradition britannique des « Shadow Cabinet » (gouvernement parallèle de l’opposition).

Autre élément intéressant : alors que le Comex d’Accor ne compte que 2 femmes pour 13 membres, son « Shadow Comex » comporte 7 femmes pour 11 membres. On franchit ainsi le « plafond de verre » qui bloque l’accès des femmes aux plus hautes fonctions des organisations…franchissement qui reste relatif cependant, s’agissant d’un Comex « fantôme » …

Plus fondamentalement, la démarche initiée par Sébastien Bazin s’inscrit dans le processus de transformation digitale du Groupe Hôtelier. Or, comme il le précise lui-même, la transformation est surtout affaire de « culture ». Elle ne se réduit pas à un problème de budget ou de technologie, il s’agit plutôt d’une affaire de pédagogie.

Aujourd’hui la concurrence la plus dangereuse pour le secteur hôtelier, construit sur le « brick and mortar », c’est-à-dire les immeubles qui constituent une bonne partie des actifs, vient des « pure player » internet du type AirBnB ou Tripadvisor. Or, l’essentiel du capital économique de ces dernières est immatériel. Ainsi, AirBnB, entreprise fondée en 2008, qui ne possède aucun établissement en propre, atteint une valeur en bourse deux fois supérieure à celle du Groupe Accor, 6e Groupe Mondial du secteur avec 180 000 collaborateurs et 3 700 hôtels. AirBnB se pose en concurrent direct quand Tripadvisor se « contente » de capter une partie, grandissante, de la valeur créée en s’interposant entre le client et les fournisseurs de services hôteliers.

Le « Shadow Comex » d’Accor constitue donc un élément de réponse pour contrer cette menace. Il s’agit d’associer à l’expérience de dirigeants mûrs, une vision « jeune », celle de la génération Y. Ainsi, Sébastien Bazin s’est-il engagé à consulter régulièrement les membres de son Comité Fantôme sur toutes les décisions stratégiques et en toute transparence, en leur fournissant les mêmes données que celles communiquées aux membres du Comex. Il a même été plus loin en déclarant que plus aucune décision stratégique du Groupe ne sera prise sans consulter au préalable les « milleniums » du « Shadow Comex ».

Il est probable que cette nouveauté organisationnelle fera des émules, de nombreux responsables RH de Groupes importants s’étant déclarés très intéressés par une telle initiative.

Même s’il est certain que l’efficacité d’une telle démarche devra être appréciée dans le temps, il n’en demeure pas moins que l’on peut d’ores et déjà s’interroger sur la validité de ses deux postulats de base :

1 – faut-il être jeune, avoir moins de 35 ans, pour comprendre la virtualisation de l’économie, la mutation digitale qui affecte tous les secteurs, l’« uberisation » ?

2 –  par-delà la compréhension de « ce qui se passe », se pose la question de la capacité de création et d’innovation. Est-elle principalement le fait de la jeunesse ?

S’agissant du premier postulat, il est certain que les générations qui ont grandi avec le net, les réseaux sociaux et la « connexion permanente » via les outils mobiles, sont à l’aise avec le digital. Elles  adhèrent spontanément à l’économie du partage, de la collaboration et sont moins enclines à accepter les structures pyramidales traditionnelles qui constituent encore aujourd’hui l’armature des grands groupes.

On peut cependant s’interroger sur le processus de sélection d’Accor. Choisis par les membres du Comex, ayant probablement prouvé leur valeur dans le contexte « traditionnel » de l’activité du Groupe, ces jeunes sont-ils si éloignés de cela de leurs aînés en termes de vision du management et des transformations à venir ? Sont-ils véritablement aptes à la « disruption » stratégique alors qu’ils ont sans doute pour la plupart, très bien réussi, d’abord dans un système scolaire qui favorise le conformisme, puis au sein d’une grande organisation ? Pourront-ils émettre des avis véritablement différents de leurs aînés du Comex ?

La création du « Shadow Comex » par Accor est aussi fondée sur l’idée que la jeunesse, « en soi », est plus innovante. Sébastien Bazin souligne à l’envi que plus de 80% des créateurs de Start-up ont moins de 35 ans… Il est vrai qu’Einstein donna le meilleur de lui-même, au plan théorique, avant 30 ans…

Cependant, ce qui se vérifie au sein de petits groupes ou pour des solitaires n’est pas nécessairement valable pour les grandes structures où règnent le partage des tâches et des ressources.

Par exemple, les études montrent que dans les systèmes d’enseignement, ce ne sont pas nécessairement les plus jeunes enseignants qui sont les plus innovants. Elles soulignent que bien souvent, au sein d’une organisation, c’est la confiance en soi, acquise à l’issue de quelques années d’expérience, qui va encourager à « sortir de la boîte » et donc à innover. De même, on peut montrer que dans l’univers artistique, il existe bien deux âges de l’innovation. Les artistes conceptuels, « casseurs » de cadres, comme Hemingway ou Orson Welles, connaîtront leur apogée avant 30 ans, alors que les artistes empiristes, qui se nourrissent de la réalité pour mieux la transcender tels Cézanne ou Mark Twain donneront le meilleur d’eux-mêmes dans la cinquantaine. On peut ajouter ici que l’intelligence collective, plus que jamais nécessaire pour les grandes organisations confrontées à un environnement toujours plus complexe et moins prédictible, n’a pas nécessairement d’âges…

Ainsi, le risque que recèle le principe du « Shadow Comex », c’est l’opposition intergénérationnelle qui pourrait se révéler contre-productive en décourageant les efforts, y compris d’innovation, de ceux qui auront dépassé les 40 ans…

une autre rupture, sans doute plus difficile à mettre en place, eût consisté à accélérer l’évolution des plus jeunes au sein de l’organisation en leur faisant confiance plus tôt. Au lieu de leur demander de « blanchir sous le harnais » avant toute responsabilité éminente, pourquoi ne pas les faire entrer au Comex avant 40 ans en misant sur la diversité des genres et la mixité des âges ?

 

|Kamel Lama – 2017|